En contrepartie de la manne conceptuelle que m’offrait, comme je daisais, la discipline de la gravure, il y avait un revers : une certaine pauvreté des matières, qui ne pouvaient subsister aux conditions de la pression mécanique de la machine à imprimer, et à l’écrasante étreinte entre la matrice et le support.
Un peu pour pallier à cette sorte de frustration, des explorations matiéristes allaient advenir, et s’imposer d’une manière de plus en plus insistante. Et comme sous le gouvernement de quelque tension dialectique, l’utilisation du pinceau chinois allait petit à petit gagner du terrain : contre les matériaux durs des plaques métalliques, contre les incisives des pointes et des gouges, et contre les grisailles de l’encre noire, je développais en parallèle un fin plaisir à manier les fluides et les couleurs…
Disparates horizontales est une exposition qui a eu lieu en 2005 à l’espace aire libre du teatro El Mechtel. Les collections étaient présentées sous verre, accrochés au mur. Ni cadre ni support, juste une plaque de verre qui protégeait l’étalage.
Tout au long des cimaises, se profilait une série de planches de petit format présentant d’étranges séries de formes. La plupart des visiteurs parlaient d’insectes, mais leurs propos ne pouvaient être que de l’ordre de l’hypothèse ; aucune figure n’offrait assez d’arguments pour confirmer l’exactitude d’une telle opinion. En effet, le regard se trouvait bloqué dans la dimension d’un certain mi-chemin. De loin, des couleurs et des masses, des lignes en filaments, suggéraient tous les attributs d’un éventail de spécimens d’insectes colorés, de papillons peut être… Mais une fois assez proche, on constatait que rien ne se trouvait épinglé sous le verre. Juste des taches, des lignes… L’entendement s’en trouve affolé, le regard frustré. A ceux qui me demandaient si c’étaient des insectes, je répondais : vous voyez bien…
Car c’est indéniable, on se trouve ici au summum de la visibilité. L’œil est à l’occasion invoqué dans sa double fonction : celle du regard, qui distingue valeurs couleurs et lignes ; sépare les masses du vides et les formes du fond… mais aussi un regard actif, qui par les traces des sensations essaye de construire le sens. En effet, si les sensations des couleurs et des formes sont les traces que notre intelligence recueille à la surface de la rétine, leur sens n’en demeure pas moins une trace, une mémoire construite lors de l’apprentissage de la vision des choses.
Une tache est reconnaissable, mais elle n’est jamais prévisible. On ne connait jamais à l’avance la forme dans laquelle elle va naître ni vers laquelle nous mènera-t-elle. Dans notre cas les taches sont bien là dans le plus commun de leurs états. Mais en même temps, elles sont douteuses, incertaines : pas accidentelles donc pas tout à fait innocentes.
Comme par réflexe ou par instinct, l’œil, même dans les formes des matières les plus chaotiques, fouille à la recherche de figures. Dans sa mémoire, il trouve dans ces taches « insectiformes » des schèmes familiers, mais la reconnaissance échoue au moment même ou elle commence : ni antennes ni pattes ni corps… Néanmoins, le simple fait de la ressemblance semble suffire ; le besoin de nommer l’emporte : l’insecte triomphe de la tache. Cette insistance à vouloir le sens est du même ordre que l’expérience des formes qu’on perçoit dans les nuages. Une fois on distingue quelque figure – humaine ou animale – le nuage, volume de vapeur informe, cesse d’être nuage, pour se transformer irréversiblement en figure. Son véritable être s’évanouit devant un certain substitut de rêve.
Nos insectes naissent au regard par une certaine aptitude de l’imagination à dessiner dans la matière, à compléter, virtuellement, ce qui manque à la forme pour devenir figure. Ils sont le résultat d’un leurre : la tache, aidée par les lignes, se présente sous l’allure d’un insecte, mais réfute aussitôt cette définition car toute figuration y est absente. Mais ce qui piège encore plus c’est l’effet d’ensemble, toutes les taches fonctionnant en concert font corps, leur organisation attire.
La disposition en échantillons équidistants, empruntée aux méthodes de la collection, contraste avec la nature farfelue de la tache. Le côte-à-côte exprime l’artifice, du coup une volonté : Elles ne sont pas là où elles sont par hasard, mais par choix.
La géométrie donne un air de sérieux : quelqu’un a dépensé du temps et de l’attention. Quelque chose d’important se trame-t-il sans doute derrière ce travail de la patience : on connait bien tout ce que les collectionneurs déploient comme attention pendant leur rituel de classification. Le collectionneur de timbres avec son outillage spécialisé – toutes sortes de pinces fines, des gants de pharmacien, des colles spéciales etc. – en reste la principale image archétypale. Et, qu’ils soient animés par un souci scientifique, ou par simple penchant esthétiques, les collectionneurs de papillons y déploient au moins le même enthousiasme.
Soyez le premier à commenter