L’oiseau, le lapin et la souris

Texte publié dans le catalogue de l’exposition solo Fragments de Najet Dhahbi, galerie Musk&Amber, 2023

Quand elle dessine, ses traits, tantôt fins, parfois larges, sont vifs, incisifs. Se déclinant généralement en blanc ou en noir, ils négocient l’espace à des plages de couleurs, dont les gammes varient sur un large spectre. On peut y admirer les accords, parfois inattendus, entre des bleus outremer saturés, des gris colorés, des ocres, évoluant, par endroits, à ce qu’on peut éventuellement « entendre » comme autant de « cris » rouge vif.

Le pinceau de Najet Dhahbi, parce qu’il montre le mouvement des gestes, exalte les matières, se montre lui-même par les traces qu’il appose sur la toile ; en somme, parce que c’est fondamentalement un « traceur », plus qu’un lécheur de surfaces, est résolument moderne.

Ses tableaux, parce qu’ayant cette spécificité de se deviner dans la temporalité de leur exécution ; parce que, comme autant de palimpsestes, ils laissent voir la succession des différentes strates qui les forment, allant du grain du support-toile jusqu’à la dernière touche, nous invitent à méditer l’œuvre du point de vue de sa genèse. Ils re-posent donc forcément la question de l’art du point de vue de la poïèsis.

Pas seulement, mais particulièrement pour tels cas, où la peinture se réclame de son faire, il est rare qu’un artiste, à un moment ou à un autre, et au moins auprès des plus curieux de son public, ne se soit retrouvé redevable de quelque explication sur les origines de ses « créations ». Or, même en étant l’auteur, ce dernier a-t-il accès à telle vérité de son œuvre ? Rien n’est plus incertain, et en raison, comme nous le fait remarquer le philosophe Mikel Dufrenne dans sa phénoménologie de l’expérience artistique : « l’artiste ne pense pas l’idée de l’œuvre, il pense sur ce qu’il fait et qu’il perçoit à mesure qu’il fait ». On pourra dire dans ce sens, qu’étant comme le produit d’une succession de transformations plastiques, chacune résultant de la perception de sa précédente, et dans l’espace-temps complexe de « l’en-cours », elle-même déterminant celles à venir, l’artiste ne connaitra son œuvre qu’une fois achevée. Et en conséquence de cela, il n’est pas plus privilégié que nous autres spectateurs face au mystère des commencements. Pourtant, sans grande conviction de son utilité, ni de celle de quelque nécessité de commencer par expliquer les débuts, je n’ai pu épargner à Najet Dhahbi cette éternelle ritournelle, mais à la majeure différence d’avoir troqué le « pourquoi » par le « comment ». Comment commencez-vous ceci ? Le fait est que quelque chose dans ce que je voyais rendait la question insistante. Et étant la seule personne, du moins que je connaisse, présente au moment des premiers jets, elle seule pouvait confirmer, ce que je ne pouvais, par moi-même, qu’hypothétiser.

Faut-il rappeler que l’ensemble des phénomènes responsables du passage du non-être à l’être de l’œuvre tombent souvent sous le carcan d’idées stéréotypées, dont les extrêmes coïncident à deux principaux archétypes : à l’approche de l’artiste qui aborde le support vierge avec un projet tout dessiné tout clair, on peut opposer celui dont les formes sont le résultat de découvertes, de trouvailles, qui occurrent à la suite d’une « fouille » à même les matières informes ? Cela dit, dans le cas ou dans l’autre, la genèse d’une œuvre picturale reste toujours imaginée comme une évolution entre un état initial, celui des matériaux bruts, et un état final, caractérisé par le coup d’arrêt du processus de transformation de ces derniers.  Or, autant ce schéma peut paraitre logique, autant il n’est en réalité attrayant que par le confort de son simplisme. En effet, les insondables récits des commencements, les constantes tensions entre l’intention de l’artiste et les verdicts des matières (son propre corps inclus), sans oublier l’arbitraire dans la décision d’achèvement, sont autant d’arguments contredisant toute conception de l’œuvre comme itinéraire rectiligne.

« Je ne pense pas qu’un tableau ait une fin », me confie-t-elle, mais sans besoin qu’elle en dise d’avantage, et rien qu’à regarder ses productions, on peut aisément deviner que Najet Dhahbi fait partie de ces artistes qui abordent la peinture comme un voyage vers l’inconnu, et qui ne croient nullement, autant à la nécessaire primauté d’un programme, qu’à la clôture de l’œuvre à l’aune de son achèvement. Le fait remarquable est que dans notre cas, cette sorte de flou, qui caractérise l’état final du travail, semblant échapper à tout critère d’objectivation, et a fortiori totalement soumis à la souveraine décision de l’artiste, contraste étrangement avec la limpide action du commencement : « Je commence par écrire un texte ». Je n’avais besoin de cette déclaration de sa part que pour confirmer ce qu’on pouvait, par endroits, clairement distinguer : des bribes de phrases sur les fonds en réserve des peintures.

A côté de ce que Dufrenne donne de la phénoménologie de la création artistique – comme étant une évolution, partant d’une intangible exigence du faire, et au grès des perceptions même de ce faire, vers l’être concret de l’œuvre, qui ne se dévoile finalement qu’au moment de son achèvement –, on a l’occasion ici d’esquisser une possibilité autre, qui par un même déroulé, part en revanche du signe achevé (le texte), menant vers un et cætera, caractérisant un autre régime du signe, notamment de l’image dans sa déclinaison picturale. Ici se dessine une hypothèse : si le commencement du tableau était une sorte de moment esthétiquement accompli, en l’occurrence celui de la jouissance du fragment poétique, son déclenchement aurait donc forcément une essence critique. En somme, un questionnement. Fort probablement, une introspection. Le vecteur du travail serait alors une sorte de développement « à rebours » ; peut-être une archéologie, avançant toujours à partir du présent éprouvé, à la recherche de ses vestiges enterrés. Le cheminement allant de l’écriture aux images figurées, n’est-ce pas, en effet, une remontée de la lettre vers ses origines iconologiques ? Dans cette quête matiériste, les rencontres plastiques que fait Najet, en partant d’images mentales venant de la poésie, ne sont-ils pas, dans cette perspective, une campagne archéologique à même ses pensées souterraines ? Il parait que les figures que peint Najet, naissent comme d’une « écriture automatique » des formes. Auquel cas, le phénomène serait comparable à une sorte de paréidolie visuelle, qui pioche ses conformations dans le nuage de la jouissance poétique, mais qui pourrait être, du même coup, aussi révélatrice que les taches de Rorschach.

Ce qui m’a laissé songeur, c’est cette sorte d’inversion entre ce qu’on imagine communément des débuts comme l’empire des hésitations, et des fins comme accomplissements satisfaits. Le scénario de l’instauration de l’œuvre, généralement imaginé comme allant du champ vague des possibles vers un point de convergence, qui est, en somme, l’état d’achèvement, pourrait être métaphorisé, dans ce cas, comme une divergence : d’un noyau (un texte, qui est une formule stable d’un point de vue formel), à une ramification (des images, qui sont autant d’ouvertures sur des imaginaires). D’ailleurs, cette idée ne trouve-t-elle pas son expression dans les branches noueuses qui sillonnent les peintures de Najet Dhabi, lézardant comme autant de rivières irriguant l’espace pictural ? Ou, plutôt, s’agirait-il de nervures qui, par leur expansion fractale, cimentent figures et couleurs, les alimentant par une sève de lettres ? En tout cas, ce qu’elles font très certainement, c’est offrir un pied-à-terre pour toutes sortes d’oiseaux. Ces derniers ne volent pas, ils se sont posés, comme autant de spectateurs sournois prenant le temps de nous dévisager. A part ces créatures célestes, on trouve d’autres animaux du genre terrestre. Souris et lapins sont des habitants du sol, l’autre bout de la branche. A quoi rime ce bestiaire qui prend place dans un monde de jeunes femmes ?  Il faut dire que l’animal représenté ne peut être soustrait à une sorte de système de hiérarchie, fortement dépendante du fait culturel. En l’occurrence, ces animaux paraissent être des plus familiers, donc des plus chargés symboliquement. Comparés aux autres animaux communs, comme le chien, le chat, la chèvre, le cheval etc., ce qu’on pourrait leur trouver de spécifique c’est que ce sont ceux qu’on cherche toujours à attraper. N’a-t-on pas inventé toutes sortes de ruses ingénieuses pour piéger les oiseaux ? Un lièvre qui sait courir si vite, la souris furtive qui joue tout le temps à cache-cache : ce sont des êtres pourvus de qualités spéciales, pouvant les garder hors de notre atteinte. Mais de ce fait même, par phobie, voire parfois, pour des raisons aussi dérisoires que l’amusement ou le défi, se réveille en nous comme un instinct de les pourchasser. L’indocile, l’insaisissable, suscitent un désir de contrôle : encager ce qui aime voler, apprivoiser ce qui aime aller plus vite, neutraliser ce qui nous fait peur. Est-ce une allégorie de la condition de la femme ? Des alter-ego de l’artiste ? Tout me porte à le croire !

Haithem Jemaiel

A Tunis, 11-01-2023

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