Texte publié dans le catalogue de l’exposition solo de Faycel Mejri, galerie Alexandre Roubtzoff, 2023.
On m’a inculqué que la meilleure méthode pour déchiffrer une peinture serait de commencer par la décrire sans artifice, sans interprétation, sans jugement. Simplement noter les nuances de couleurs et nommer les formes, et ces dernières finiront par raconter d’elles-mêmes des histoires inattendues. Or, lorsque je me suis trouvé face aux tableaux de mon ami artiste Faycel Mejri, en prime abord quelque chose me sommait de délaisser mes bien sages méthodes académiques. Peut-être car, les moineaux, mésanges, chardonnerets, parsemant çà et là cet univers peint, étaient-ils jadis les maîtres coloristes de mes écoles buissonnières ? Quoi qu’il en soit, si tout commentaire sur une œuvre d’art, trouve sa légitimité en se réclamant du pouvoir des mots à sublimer, objectiver, expliquer ou décrire ses mystérieux effets sur nos sens et nos affects, le mien est tenté ici de se passer du socle de l’objectivité.
En effet, aucun critère ne pourrait quantifier l’effet de ces cartables d’écoliers, posés comme autant de boulets de forçats aux sols de ces espaces pleins de cieux et d’horizons. Résolument, Faycel Mejri réussit à me faire savourer une « madeleine de Proust » ; et lui emboîter imaginairement le pas, me fait penser au temps où, déjà depuis l’âge de six ans, on pouvait emprunter seuls le chemin de l’école. Par ailleurs, sont-ce fort probablement, plutôt les leçons de l’école du chemin, dont nous contemplons aujourd’hui les tableaux ! D’ailleurs, si je l’imagine parfaitement derrière son pupitre, lorgner du coin de l’œil, par-delà la fenêtre, le rendez-vous quotidien avec le sentier de sa campagne natale, je ne peux que comprendre comment il foule aujourd’hui les sentiers de l’art, loin des leçons de son école des Beaux-arts. On le remarque notamment dans le parti pris de ses droites, qui scindent d’une crudité géométrique l’espace plastique, dérogeant aux sacro-saintes recommandations des inconditionnels de l’harmonie. Le choix est donc celui du choc, du pourquoi-pas, des chemins de traverse, de l’aventurier téméraire au-delà des circonscriptions des « bonnes pratiques », d’un explorateur de nouvelles voies, sans cesse à l’affut de la trouvaille…
Soit donc ce trait, au nom de la souveraineté de l’artiste. Mais, au demeurant, tout observateur vigilant ne peut être pris au piège de la similitude, et remarquera vite que cette ligne ne dessine pas, ne désigne pas : elle n’est ni horizon, ni bord de mur, ni même un fil. Alors ce qu’elle est ? a fortiori rien de plus que sa pure visibilité. Ce qu’elle énonce ? c’est a priori ce qu’on peut tout bonnement observer : une division, la marque d’une différence. Ce qu’elle signifie ? probablement, une séparation, un barrage, une digue contre l’écoulement du temps ? Dans l’éventail des possibles, l’idée de la frontière est particulièrement pertinente, car en même temps qu’elle définit une limite (ici des territoires des couleurs face aux territoires des valeurs), elle invite dialectiquement l’idée du passage. En effet, les figures dessinées passent de part et d’autre de la frontière. Mais ce passage ne va pas sans changement. Et que ce changement représente un gain ou une perte, cela dépendra forcément de la perspective qu’on veuille adopter. Mais si l’on considérait l’hypothèse de la nature mémorielle des scènes représentées, on serait plutôt enclins à voir dans ces contrastes une métaphore de l’action érosive du temps sur les images en ressouvenirs. Par ailleurs, le traitement graphique leur confère un aspect spectral, renforçant l’idée de leur nature évanescente.
En somme on peut dire que les tableaux binaires de Faycel Mejri, nous dépeignent toutes sortes d’écarts : celui des couleurs et des valeurs, des enfants et des vieillards, du proche et du lointain. Le tout tenu en communion par un étrange continuum : La colle invisible du temps.
Haithem Jemaiel
Le 05-05-2023
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