Oumaima Ben Soltane peintre : De l’amatrice et de la matrice

Article publié dans le catalogue de l’exposition solo Etreintes de Oumaima Ben Soltane, galerie DADA, 2023

Premier acte : « Le peintre apporte son corps »

« Le peintre apporte son corps » disait Paul Valéry, sous-entendant que dans l’acte de peindre, l’esprit n’est jamais seul maître à bord. Encore aujourd’hui,non seulement Oumaima Ben Soltane fait à son tour l’apologie de cette révélation/révolution de la peinture moderne, mais elle nous en propose même plus : son illustration à la lettre ! Car c’est proprement avec son corps qu’elle attaque ses toiles. Pour le décrire sommairement, ce qu’elle fait en premier lieu, c’est d’enduire des fragments choisis de son corps par la couleur, pour les appliquer ensuite sur le support-toile.

A ce sujet, ce qu’on peut souligner en prime abord, et en surplus du rôle traditionnellement attribué au corps dans l’art de la peinture, c’est qu’ici, il n’est pas question seulement du « corps sensible », du « corps opérant », du « corps signe », ni de quelque autre corps, réhabilité grâce à la psychanalyse, la phénoménologie, la philosophie, ou tout autre discours des nouvelles sciences humaines ou biologiques ; mais c’est d’un corps plus trivial, plus concret qu’on parle : un corps-outil, voire carrément, un corps-objet.

Par ailleurs, si tout outil tient le principe de sa forme selon la tâche qu’il est voué accomplir, la bénite imagination fait en sorte qu’il puisse quand même nous servir parfois à d’autres fins : qui n’aurait jamais transformé – sinon au moins vu transformer – un couteau en tournevis, un tournevis en arrache-clous, un briquet en ouvre-boite etc. ? Et si au mode du détournement, on sait de même qu’il arrive souvent aux peintres de faire de leurs mains des pinceaux, Oumaima quant à elle, s’engage encore plus loin. Plus loin que les doigts, que la paume, dépasse le coude et va même au-delà de l’épaule. Désormais, on est en dehors de la sphère des organes de la « manipulation », du même coup, en dehors du confortable empire des savoir-faire du peintre. Il n’est donc pas question ici du corps comme réservoir de connaissances techniques, aussi créatives soient-elles ; autrement dit, pas du corps de la tradition, mais d’un corps à l’épreuve de l’inédit, qui s’invente, au grès de l’expérience.

En effet, jusque-là, dans tout ce qu’elle a appris et entrepris, il n’a jamais été question, pour Oumaima, de diriger le pinceau en direction de sa peau au lieu de celle de la toile. D’où lui vient alors cette décision, au préalable de ces peintures, de donner congé à ses brosses et de leur substituer les fragments de son corps ?

On ne cherchera pas ici l’idée originelle, sans doute à jamais cachée dans les méandres de l’instant intime du passage à l’acte de peindre. De toutes les façons, de même que la graine disparait en germant, cette réalité demeurerait aussi mystérieuse pour nous que pour elle. Il faudra alors, comme il convient dans ce cas, laisser parler l’imagination, qui nous aiderait au mieux, à tisser autour des bribes d’indices formels un scénario probable.

D’abord, à la condition de ces peintures, un geste fondamental : se déshabiller. Méfions-nous tout de suite des interprétations hâtives, notamment à connotations érotiques. Rappelons-nous qu’il arrive qu’on se déshabille aussi… pour se battre ! cela est d’ailleurs plus plausible dans ce cas. Car contrairement aux idées reçues, quand c’est sérieux, l’art est rarement une partie de plaisir. C’est plutôt une lutte. Une guerre à feu et à sang, à la fois avec et contre, non seulement la matière, mais aussi les formes, les idées, l’Histoire… 

Se déshabiller donc, dans un élan de défit d’art. Comme les guerriers, s’embourber de couleur ; de noir, de blanc, de jaune, de bleu, de rouge, ou de l’un de leurs mélanges, puis aller contre la toile. Reculer un instant, contempler la trace. Dévisager la forme résultante. Se dévisager, conséquemment, dans ce genre de miroir infidèle (l’empreinte, ainsi faite, n’est-elle pas une espèce d’image de soi ?). Puis revenir à la charge. Multiplier les formes, les couleurs. Se multiplier, se démultiplier, dans ces projections fragmentaires. A chaque opération, c’est un morceau d’elle-même qu’elle laisse là-devant. Chemin faisant, la toile disparait, se dérobe, son existence se fait oublier.  Désormais on entre dans le règne de la forme, et la bataille en est toute autre.

Deuxième acte : fascinations de l’empreinte

Peut-être serions-nous par trop abusifs si on restreignait nos hypothèses à la seule symbolique de la guerre. Effectivement, il est lieux de signaler que les actes picturaux de Oumaima ne sont motivés ni par la colère, ni la haine. Au contraire, dans ce processus, il aura fallu tout l’amour de l’art pour résister aux assauts du froid de décembre. On serait alors tenté de voir dans les étreintes de l’artiste l’indice d’une passion. Aimer la peinture et la serrer contre soi, comme une amante affectueuse. Sinon peut-être autrement, un peu comme un enfant aime piétiner dans la boue ? En tout état de cause c’est dans ce genre de relation tactile avec la matière que s’installe un dialogue particulier. Comme nous le souligne subtilement Gaston Bachelard, « la substance est dotée de l’acte de nous toucher. Elle nous touche comme nous la touchons, durement ou doucement », c’est ainsi parce que la matière est pourvue d’une volonté qui lui est propre, qu’on peut toujours voir le travail de l’artiste comme une négociation, plus qu’une capacité pure de transformation. C’est aussi dans le cadre de cette aptitude des matériaux à nous renvoyer la réplique, qu’occurre l’une des plus fascinantes expériences matiéristes que tout un chacun aurait sans doute fait la preuve : l’empreinte. 

Pas moins de quarante millénaires séparent les empreintes au charbon des premiers peintres rupestres de l’empreinte carbone de l’Homo sapiens technologicus, comme certains philosophes aiment à nommer la transformation de l’Homme réinventé par la technologie. Au passage, la machine de Gutenberg ne semble que confirmer que l’éveil de l’humain, d’une manière ou d’une autre, toujours se lie à – ou se lit-il aussi à travers ? – quelque fait d’empreinte. D’ailleurs, l’Homme des cavernes qui retirait sa main de la paroi pour contempler sa trace, se distinguait-il sans doute du marquage instinctif et machinal des animaux. Et en effet, mettant en jeux la différence entre la chose et sa représentation, cette universelle trace de main s’approprie la magie du signe, et se retrouve du même coup, à la fois aux sources de la science et de l’art…

En somme, parce qu’à la fois elle montre (par ressemblance), et dé-montre (elle résulte de l’absence de la chose, mais en même temps nous l’indique : son indice), la force de l’empreinte serait cette somme à égale mesure d’abstraction et de représentation. De même, pour la peintre Oumaima Ben Soltane, l’amatrice qui serre la toile, et transforme de ce fait son corps en matrice, l’empreinte résultante se présente sous les auspices d’une dualité qui a longtemps préoccupé l’histoire de la peinture : une étrange mixture entre présentation et représentation.

En effet, l’empreinte renvoie à son référent d’une manière au moins aussi forte que l’image, mais dirions-nous, sans le risque de la trahison ! comme nous en avait averti à leur propos un certain Magritte. Car à la différence de l’image trompeuse, la ressemblance de l’empreinte est toujours approximative, accidentée, ratée ; mais se trouve-t-elle, en même temps, rectifiée par une certaine présence, il est vrai incomplète, mais convaincante, car elle se manifeste dans l’infaillible enregistrement de l’inframince inter-influence du corps imprégnant, et de la matière-support.

Remarquons en dernier lieu qu’a fortiori,les empreintes de Oumaima ne seraient pas sans une certaine parenté aux nombreuses symboliques déclinaisons de mains, venant d’aussi loin que la déesse Tanit, en passant par les pluriculturelles « khomsas », à côté de celles qu’on croise encore imprimées sur les parois des mémoriaux de marabouts. Une théorie de la mystique de l’empreinte est ici possible, compte tenu de la dialectique présence/absence qu’elle décline, et qui se trouve être en même temps, le schème fondamental de toute pensée religieuse.

On peut dire en conséquence, que la fascination de l’empreinte, facteur d’amorce du processus pictural de Oumaima Ben Soltane, est probablement relatif à l’un de ces instincts premiers, de ces pulsions archaïques et silencieuses, mais qui s’animent dès qu’on se retrouve en présence de leur catalyseur : la matière. Cette dernière, selon ses propriétés matérielles, invoque le travail de l’empreinte, le suscite, en donnant, (encore Bachelard) une substance durable à la volonté.     Cependant, si l’empreinte semble, pour un moment, saisissante, c’est pour une part dut à ce qu’elle maintient la pensée en mouvement entre le concret et l’imaginaire. Le concret de sa forme même, et l’imagination nostalgique de la matrice disparue.

Or ce balancement est assimilable aussi une sorte d’instabilité, d’ambiguïté, au constant décalage entre le prévisible et l’imprévisible. Oumaima ne peut s’accommoder de demeurer ainsi dans les limbes de la forme et de l’informe, dans ce mi-chemin, pourtant combien même séduisant, entre l’accident et l’art.

Sans sourciller, elle s’apprête à intervenir. A combler l’insoutenable insuffisance de ces formes enchanteresses. A passer outre le strade du miroir, si l’on puisse dire, et que s’exprime son « je » formateur.

Troisième temps : retour à l’esprit

Si les empreintes auxquelles s’adonne Oumaima Ben Soltane à la base de son travail pictural, peuvent rapper les anthropométries d’Yves Klein, en revanche, la parenté formelle occulte une opposition théorique. Car, comme on l’a déjà évoqué, à l’idée de P. Valéry, c’est bien en « apportant son corps » que Oumaima aborde la peinture ; alors que Klein quant à lui, fait en revanche, la pleine démonstration – à Merleau-Ponty dirait-on – de « comment un esprit pourrait peindre » ! En effet, grâce à celles qu’il a baptisées ses pinceaux-vivants – des femmes lui prêtant leurs corps-matrices, et qui obéissent à ses ordres et requêtes au doigt et à l’œil – ce dernier évince le supposé fondamental corps-opérant de l’artiste, pour se revendiquer comme l’adepte de la suprématie de l’esprit. Mais force est de signaler, que pour valider « la dimension cosmique », l’artiste se penche, en fin de compte, pour griffonner sa signature, sa trace, sa propre empreinte. Si ce niveau d’intervention d’Yves Klein est assimilable à celle du chef du cuisine, qui vient mettre sa main à la pâte, en ajoutant une dérisoire pincée de sel, il n’en demeure pas moins un sacre qui semble nécessaire.

Pour Oumaima la démarche est bien inverse. Si elle commence par se pencher, se coucher, se blottir, parfois s’assoir sur les toiles posées à même le sol pour y apposer le sceau de son corps, il arrive un temps où elle recule. Alors que son œil trouve son compte à brouter les formes et les couleurs, son esprit reste en revanche incommodé.

Vient alors le temps du dessin. Effectivement n’a ton pas longtemps considéré le dessin comme le côté rationnel de la peinture en opposition à la couleur, son complément sensuel ? S’il est quelque part vrai que le trait est souvent mu par l’intention de créer du sens, alors que la couleur pour créer des effets sur les sens, ceci serait sans compter la ligne passionnée de Dibutade, la jeune Corinthienne qui cherchait le moyen de garder trace de son amant partant en voyage, en contournant sa silhouette projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne.

Si le côté rationnel du dessin vient de son association à l’idée du projet, le dessin de Oumaima, comme celui de Dibutade, découle plutôt d’un mouvement nostalgique. Ce qui guide la main, plus que l’idée d’un devenir, est le désir de fixer un instant évanescent.

Les contours qui viennent ainsi ciseler les surfaces informes des empreintes superposées, sont autant de figures fantomatiques, d’impressions, que Oumaima s’attèle à piéger avant qu’ils s’évanouissent dans le tourbillon de l’instant passé.

Les figures résultantes, et que Oumaima propose à notre délectation dans ses tableaux, fonctionnent comme autant « d’arrêts sur imagination », et allient somptueusement le travail de l’œil et de l’esprit.

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